Des pluriels singuliers
L’on raconte que les organisateurs d’un jeu télévisé un peu osé avaient, par téléphone, demandé à trois collègues de bureau de se présenter devant les caméras avec leur amant. Les jeunes femmes ont accepté sans réfléchir. Plus tard, elles se sont demandé si l’on s’attendait à les voir arriver chacune avec l’élu de son cœur, chacune entourée de sa cour ou toutes les trois arborant le même galant et vigoureux jeune homme.
Si leur amant reste au singulier, cela peut vouloir dire que chacune a le sien propre ! mais aussi qu’elles se partagent toutes le même. S’il est mis au pluriel, cela peut signifier que, de la même façon, chacune a le sien (pour trois personnes, il est normal qu’il y ait plus d’un amant), mais aussi que chacune en a plus d’un. Le contexte, de même que le gros bon sens ou la décence, nous mettra habituellement sur la piste de l’interprétation la plus vraisemblable.
Cet exemple démontre qu’on ne peut utiliser à tort et à travers des marques de pluriel et qu’il n’est pas toujours facile de déterminer si un nom doit être mis au singulier ou au pluriel. C’est le cas lorsqu’on n’entend pas « à l’oreille » une marque de pluriel; par exemple, s’il n’y a pas de déterminant (article, possessif, démonstratif) devant un nom (les caméras de télévision), la personne qui écrit ne saura pas toujours s’il faut mettre un s à ce dernier mot alors que, s’il y a un déterminant (les caméras de la télévision), elle n’hésitera jamais parce que ce déterminant portera toujours dans sa forme même des indications sur le nombre. C’est ainsi que le, la, l’, un, une, ce, cet, cette, mon, ma, etc.seront toujours suivis d’un nom singulier tandis que les, des, ces, mes, etc. seront toujours suivis d’un nom pluriel.
Le singulier n’existe pas
Certains mots n’ont pas de singulier :
mœurs |
obsèques |
fiançailles |
Il va de soi que, quelle que soit la structure de la phrase ou de l’expression, ils resteront toujours au pluriel : pas de funérailles, un problème de mœurs, une question d’honoraires. Il en sera de même pour certains mots qui possèdent un sens différent au singulier et au pluriel : un coup de ciseaux (de tailleur, non de sculpteur), le port de lunettes (sur le nez, non d’approche).
Il s’agit d’expressions toutes faites
Dans certains cas, l’on n’a pas le choix. Le sens, en principe, détermine si l’on doit utiliser une expression au singulier ou au pluriel, et les dictionnaires ont consacré l’usage : il faut donc aller le vérifier dans un ouvrage de référence et s’y conformer. Soulignons que la plupart de ces expressions restent au singulier; c’est ce qu’il s’avère toujours plus prudent de faire lorsqu’on n’a aucune raison (sémantique) de les mettre au pluriel :
en personne |
en tout cas |
tout compte fait |
Pour d’autres, le pluriel s’impose :
en fleurs |
à pieds joints |
entre autres (choses) |
Dans le même ordre d’idées (remarquez ce pluriel), l’on se jettera aux pieds de quelqu’un, mais au pied de la statue (même si elle en a souvent au moins deux) parce que pied prend alors le sens de « base » comme dans au pied du monument, de la montagne, du courant. Entre au et aux, l’on n’entend pas la différence, et il faut redoubler d’attention. Comparez Ils en sont venus au fait et Ils ont porté attention aux faits.
Les expressions verbales dont le déterminant a été élidé voient toutes leur complément d’objet direct rester au singulier :
prendre parti |
avoir pied |
faire affaire |
même quand le verbe est employé au pluriel : Elles portent fruit, Elles perdent pied, Elles font problème, etc.
Plus on est abstrait, plus on est unique
La langue française a mis sur pied une opposition singulier-pluriel qui permet de souligner le caractère abstrait ou le côté concret d’un certain nombre de mots. Nous conviendrons tous que, dans la série d’exemples suivante, les seconds font toujours référence à quelque chose de plus concret : Elle a du charme et Elle a des charmes, Il fait preuve de bonté et Il fait part de ses bontés, Son attention est exemplaire et Ses (petites) attentions sont généreuses. Nous avons le loisir d’étirer la liste au gré de nos fantaisies :
par souci de vérité |
un tas de vérités |
Maintenant que nous sommes attentifs à ce genre de nuances, il ne dépend que de nous de les mettre en relief dans nos textes afin d’exprimer une pensée plus précise. Comparons encore :
tant d’effort |
tant d’efforts |
Quand le sens nous y pousse
Combien de fois n’avons-nous pas buté sur un complément de nom auquel nous ne savions plus s’il fallait ajouter un s ! Nous devons alors nous astreindre à effectuer une petite analyse sémantique de l’expression ou à aller vérifier si elle ne se trouve pas déjà toute faite dans un dictionnaire ou un ouvrage de référence (le Multidictionnaire de la langue française en donne de bons exemples).
Des tendances et des nuances se dessinent, que l’on aura intérêt à reconnaître. Le nom recèle-t-il un caractère plus général (voire abstrait) ? Il sera plutôt au singulier (des noms de famille servent à désigner la famille alors que des noms d’animaux servent à désigner des animaux). Le nom fait-il référence à quelque chose d’unique dans l’esprit ? Il sera encore au singulier (il nous vient plus vite à l’esprit que des coups de canon sont tirés par un seul canon que par une batterie de canons). Le nom fait-il davantage référence à quelque chose qui est d’habitude envisagé dans sa multiplicité ? Il sera plutôt au pluriel (qui aura besoin d’une brosse à dents en n’ayant plus qu’une seule dent ?). Le nom désigne-t-il quelque chose qui ne possède pas la même signification au singulier et au pluriel ? Il sera mis au nombre approprié (une commission d’étude fait l’étude (le tour) d’une question, d’un problème alors qu’une bourse d’études permet de poursuivre des études dans un domaine). Et ceci, indépendamment du fait que le premier nom de l’expression soit au singulier ou au pluriel (dans les listes qui suivent, j’ai intentionnellement « inversé les nombres ») :
des taux d’intérêt |
un conflit d’intérêts |
Dans certains cas, l’alternance du nombre n’apportera qu’une nuance de sens, qu’une vision à peine différente de la même réalité : une maison de brique est construite avec de la brique (la matière) alors qu’une maison de briques l’est avec des briques (le matériau).
Par ailleurs, la multiplicité du premier terme entraîne le plus souvent la multiplicité du second, ce qui vaut surtout, évidemment, dans le cas des êtres et des choses qui se comptent. Par exemple, s’il y a plusieurs directrices, cela sous-entend qu’il y a plusieurs écoles (des directrices d’écoles), mais si l’on a plusieurs professeurs, cela ne sous-entend pas nécessairement que l’on ait plusieurs universités (des professeurs d’université sont des personnes qui enseignent à l’université). De la même façon, si l’on a plusieurs noms, cela sous-entend que l’on a plusieurs animaux (des noms d’animaux), mais cette vision ne convient plus pour les professions (des noms de profession sont des mots qui caractérisent la profession de chacun). Allongeons la liste :
un nom de lieu |
des noms de lieux |
L’usage hésite entre un centre de recherche avec ou sans s (y fait-on de la recherche ou des recherches ?); il en est de même pour un chargé de projet (j’espère que ses patrons lui en confient plus qu’un par année !).
Prenez, par exemple, par et pour
Mettriez-vous un s à la fin de Nous vous conseillons d’avancer par étape ? D’une part, l’on ne fera qu’une seule étape à la fois, mais, d’autre part, l’on en fera plusieurs en tout. La seconde vision l’emporte sur la première dans l’esprit des grammairiens : donc, avec s. En effet, par étapes, par tranches, par couches signifient plutôt en plusieurs étapes, tranches, couches (plus ou moins successives) alors que par étape, par tranche, par couche signifient pour chaque étape, tranche, couche. Le sens de par étage et par jour est presque toujours limité à ce deuxième cas (sans s). Par exemple reste invariable même si plusieurs suivent. Mais pour exemple pourra varier comme dans Prenez pour exemples les magazines L’actualité et Châtelaine. Le sens et la logique semblent dicter la forme que prendra le nom qui suit pour : un salon de coiffure pour dames, les toilettes pour hommes, un film pour public averti, des vêtements pour enfants, un texte pour correction, etc., mais j’avoue ne jamais avoir compris pourquoi exactement se trouve toujours inscrit sur les flacons d’eau de toilette l’expression Pour homme (pour l’homme, mais quel homme ?) alors que le produit me semble destiné à tous les hommes qui les apprécient…
La négation de tout
Normalement, après pas de, plus de, jamais de, ni de, guère et point de, il n’y a pas de raison d’employer le pluriel vu que c’est l’idée d’absence qui prédomine (Il n’a pas fait de déclaration, Elle n’a pas d’enfant, Il n’y a plus de travail), sauf lorsque c’est l’idée d’absence d’un « groupe » d’êtres ou de choses qui prédomine (Il n’y aura pas d’enfants à la réception, Ce cirque ne présente pas d’animaux, Je n’ai plus de cheveux). Je ne vends pas d’allumettes se laisse paraphraser par Je ne vends pas des allumettes, mais Je n’ai pas d’allumette, par Je n’ai plus une seule allumette.
La plupart des ouvrages de référence (Dictionnaire des difficultés d’Adolphe V. Thomas, pp. 374-75; Nouveau dictionnaire des difficultés de Joseph Hanse, pp. 855-56) dressent des listes de sans suivi de noms au singulier et de noms au pluriel ou donnent des exemples à l’entrée du nom qui suit. Rappelons que, chaque fois que l’on a affaire à une notion quelque peu abstraite ou que l’idée de pluralité ne s’impose pas, il est de mise de laisser le nom au singulier :
sans adieu |
sans ambages |
La langue française nous ménage des changements de sens sans précédent : sans faute (à coup sûr), sans faute(s) (sans erreurs); sans connaissance (évanoui), sans connaissances (l’on ne connaît personne); ou des subtilités sans limites : sans passion, sans passions; sans charme, sans charmes; sans témoin, sans témoins; sans scrupule, sans scrupules; sans ménagement, sans ménagements; sans réserve, sans réserves; sans nuance, sans nuances.
Ajoutons en terminant que, pour l’auteur d’un texte, ce problème de décider si un nom privé de son déterminant prend la marque du pluriel ou non revient beaucoup plus souvent qu’on ne le croit : dans ce texte-ci par exemple, sans compter les occurrences en italique, je me suis posé la question pas moins de 24 fois.